Lire nous fait du bien

 

Par Béatrice Rodaro Vico

 

Un livre ouvert est un cerveau qui parle; fermé un ami qui attend; oublié, une âme qui pardonne; détruit un cœur qui pleure. Proverbe hindou.

Lire sous l'ombre d'un lilas en fleurs en goûtant le printemps nouveau, à coté de la cheminée allumée remerciant cette chaleur qui nous accueille comme un ventre maternel pour nous protéger d'un extérieur glacial, lire pendant une nuit sans sommeil où les souvenirs, pas toujours heureux, nous accablent, lire pendant une attente chez le médecin ou quand l'attente est celle de l'être aimé qui tarde en venir, pour tromper la solitude, pour oublier ou pour se rappeler des savoirs qu'un jour avons peut être acquis...Lire pour apprendre mais aussi pour désapprendre, il est toujours là, l' ami livre.

Chaque livre est «une chambre à soi», en paraphrasant Virginie Wolf, un espace où penser et réfléchir. Même lorsqu'on réfléchit à comment faire une tarte aux pommes. Les livres sont des amis merveilleux, ne critiquent pas, ni questionnent...en tout cas pas à voix haute et devant les autres.

C'est une chose magnifique une maison avec une bibliothèque...Je pense qu'on devrait afficher à la porte de la pièce-bibliothèque un panneau disant «Entrée de secours». Cette armoire de secours de l'esprit devrait exister dans toute demeure qui aspire à accueillir l'intimité d'un être humain, comme nous avons nos tiroirs à aspirine, alcool, pansement et autres, pour soigner nos petits ou grands bobos.

Il m'est arrivée de voir une maison aménagée modestement, (je ne dirai jamais pauvrement d'une maison qui habitent les livres), dans laquelle tout était bibliothèque. Tout coin était dédie à la lecture...Quelle richesse inépuisable, quel savoir à reproduire, à conquérir, à magnifier!

Sartre disait qu'il avait commencé sa vie comme sûrement il allait la finir, aux milieu des livres. Il allait découvrir dans ces compagnons ces ensembles de graphismes que sont les lettres qui deviennent des mots.

Les mots, ces petits dieux qui nomment et qui en nommant font exister. Comme une fée avec sa baguette magique: je te nomme, tu existes, tu vis. Ce pouvoir presque évangélique qu'ont les mots pour dire «Lève toi et marche!»

Ces mots qui composent les livres que nous lisons, écrits par l'auteur du livre , nous servent à écrire notre propre histoire.

Ah, le pouvoir des mots! Bertold Brech s'amusait à signaler qu'on lui avait enseigné une langue en croyant le formater, lui signaler fortement une manière de penser...et après il disait en riant «vous verrez ce que je vous ferai avec votre charabia!». Et il a fait des merveilles...que probablement on ne s'attendait pas qu’il fasse. Parce qu'en lisant , les lecteurs écrivent leur histoire, chacun à sa manière comme le pensait Tolstoï pour le malheur.

Alors si je devais faire un vade-mecum de la lecture, je dirais que la première chose qu'elle nous permet est la rencontre de l'autre.

Ce rencontre avec l'autre ne donne pas toujours le même résultat.

Nous avons connu, nous avons expérimente, le fait de faire cadeau d'un livre à quelqu'un en croyant que certaine partie du texte que nous avons lu en pensant à cette personne la ferait réagir quand elle lirait le même chapitre. Mais il se trouve que non, elle n'a pas repéré ce que nous avions vu ou compris, elle a vu sûrement d'autres résonances, les siennes, mais pas les nôtres. Parce que la personne, l'auteur, qu'elle a rencontré n'est pas la même que nous avions découverte. Comme dans la vie. Combien de fois nous trouvons quelqu'un très intéressant, et quand nous voulons le «montrer» à quelqu'un d'autre, l'autre le trouve banal ou intéressant pour d'autre motif que le nôtre?

Mais cette rencontre avec l'autre peut s’avérer différente selon le temps ou le moment où elle se produit. Il nous est arrivé déjà de lire un livre qui ne nous a véritablement pas satisfait ou ne nous a pas ému.

Rien à bougé en notre intérieur en le lisant. A ce moment là.

Il se peut que des années après, on reprenne le livre qui nous avait laissé indifférents et que cette fois il nous parle. Il parlera à une autre partie de nous ou peut-être à la même mais qui a évoluée, qui a vécue. A cette nouvelle lecture, nous avons trouvé aussi une autre partie de l'auteur que nous n'avions pas découverte à la première confrontation avec le texte.

Je me dis toujours qu'on devrait laisser une autre opportunité à l'auteur, lui donner l'occasion de nous séduire lorsque quelque temps est passé. Après tout, il y a tellement de choses et d'êtres intéressants, qui méritent d'être connus et que nous laissons de coté, tout simplement parce que nous n'avons pas su, voulu, ou pu regarder lors de notre premier rencontre. Au fait, je crois que toute véritable lecture est une relecture.

Tout cela se passe autant avec les auteurs des livres comme avec les personnes que nous croisons dans notre vie. Le livre nous entraîne à comprendre que pour dialoguer, comme pour aimer, il faut être deux et avoir un certain grade de disponibilité. La rencontre que nous faisons avec l'auteur à travers le livre est unique, singulière. Un livre nous parle «parce que c'était lui, parce que c'était moi» comme disait Montaigne pour parler de l'amitié.

Car avec certains livres qui nous sont chers se noue une amitié. C'est pour cela que ces guides de bibliothérapie avec des indications type pour les chagrins d'amour lire tel livre et tel autre pour le deuil me laissent dubitative.

La bibliotherapie n'est pas une question de recettes de cuisine. Même les livres de recettes de cuisine ne vont pas bien à tous les lecteurs.

Autre chose que permet le livre est l'hospitalité.

 

Il nous reçoit dans son univers. Il nous reçoit dans un espace où on peut faire de nombreuses choses. Déjà, on peut apprendre et le savoir est la première porte qui nous amène à la liberté. On peut découvrir des périodes entières de la vie passée, de l'histoire avec un grand H ou de l'histoire des gens, la vie quotidienne, l'évolution d'un métier, les vicissitudes d'une vie. Le roman historique, et le roman tout court, nous guide dans cette fonction de l'hospitalité. Il nous offre l'hospitalité dans des lieux que nous ne verrons jamais en vif et en direct, il nous parle d'une géographie, des difficultés pour l'apprivoiser ou des plaisir qu'elle procure. Il nous montre comment ces lieux étaient avant et comme ils sont maintenant, il nous montre ce que la main et l'esprit de l'homme ont construit ou détruit.

Il nous parle aussi dans des langues et cultures que ne sont pas les nôtres. A travers des livres en langue étrangère nous découvrons cet antidote puissant contre le racisme qui est la constatation que l'intelligence ne parle pas uniquement notre langue. Qu'elle est multilingue et multiculturelle. Qu'elle a vécue dans tous tes temps...sinon , comment nous serions arrivés là où nous sommes?

 

Finalement le livre et son auteur nous permettent d'y être (et de revenir) sans avoir été.

Mais aussi cette fonction d'hospitalité se manifeste autrement.

Nous arrivons à une région par divers motifs et nous ne la connaissons pas. Tout ce que nos yeux et notre cerveau enregistrent est ce qui se trouve face à nous, aujourd'hui. L'intégration est difficile dans ces conditions. Pour s'intégrer c'est nécessaire de savoir, de sentir, qu'est ce que nous avons en commun avec les autres. (Encore ces «autres» que nous disions qui peuplent les livres!). Comment les découvrir, ces points en commun? Avec le temps nous les connaîtrons, c'est vrai. En général cela arrive, mais parfois çà prend une vie entière.

La littérature régionale est là, elle nous accueille, nous offre son hospitalité. Et comme pour la géographie, elle nous permet de connaître, de sentir le lieu, tout au long du temps, sans avoir véritablement été. Une nouvelle fois, nous sommes sans avoir été.

 

L'hospitalité du livre a une autre qualité aussi: elle ne nous enferme pas. Nous pouvons passer du Moyen Age, à la Première Guerre Mondiale. De l'Amérique Latine au Japon. De la réalité au rêve, à l'imaginaire. Du «c'est comme cela» au «et si cela était autrement» et voir un monde de science fiction s'ouvrir à nous.

 

Autre chose qui permet la lecture est l'identification.

En lisant on se lit, en voyant le personnage on se voit soi même, comme dans un miroir parfois biscornu mais quand même ressemblant. «Il n'est pas moi, mais comme je le comprend!»Ou bien, «je ne me conduirai jamais comme cela» que c'est aussi une manière de s'identifier. De se dire comment on ne veut pas être. Si cela nous parle au point de nous dire que nous ne ferions jamais comme le personnage, c'est bien qu'il mobilise quelque chose, quelque part dans notre for intérieur.

De toute manière nous portons toujours un livre en nous, un livre qui nous raconte, que nous guide et nous interpelle. Les livres que nous lisons, ceux que nous prenons dans nous mains et qu'ils restent, sont les livres qui répondent à ce livre intérieur qui nous narra dans notre vie. C'est pour cela qu'il y a des phrases d'un texte, ou des vers d'un poème que nous n'oublierons jamais car ils nous résument, nous expliquent ce que nous sommes. Et parfois, ce livre intérieur nous l’écrivons et nous devenons ainsi les miroirs d'autres, de ceux que nous lirons à leurs tour.

 

Autre chose qui permet la lecture est la métaphore, la médiation. Et cela est une fonction fondamentale, structurante de toute démarche d'art thérapie, donc aussi dans la bibliotherapie. Celui à qui un chagrin extraordinaire l'empêche de trouver la paix du sommeil, avec la chanson on se console, dit un poème fondateur de la culture argentine, le Martin Fierro.

Certaines douleurs de la vie sont parfois si dures si fortes, que rien ne pourrait les calmer. Mais un jour nos mains prennent un livre qui raconte la douleur d'un autre, qui a réussi à mettre en mots, (ces mots qui nomment) cette brûlure de l'âme, ce cri qui n'arrive pas à sortir de nos gorges, qui est là, coincé, sans pouvoir sortir, sans permettre d'émettre un son pour le dire. Cet autre,l'auteur, a trouvé la manière de la dire sa douleur, la raconter avec tous ces détails qui nous torturent et nous nous laissons guider. Nous vivons avec lui ce qu'il a vécu. Sa douleur n'est pas la nôtre, mais nous la vivons presque comme «nôtre» grâce à ce processus de métaphore que nous offre le récit de l'autre. Et avec les mots de l'autre nous arrivons à la dire, à faire sortir le cri de notre gorge, à calmer la brûlure de notre 'âme. Le livre, l'auteur, a été notre médiateur, son récit notre métaphore.

 

Autre chose encore que permet la lecture est la résistance.

Le livre avec son espace à soi, son hospitalité, son message de tolérance, sa constante relation à l'autre, nous aide à nous reconstruire dans des temps difficiles. Quelle douleur resterait intacte, sans changement, après un certain temps de lecture? La lecture recrée en nous toujours une nouvelle recomposition de notre champ psychologique, et la création transforme, nous fait devenir plus forts. Nous fait sentir sujets de notre destinée, même quand dans notre destinée la douleur et la souffrance se sont incrustées.

Sartre disait que nous ne sommes pas responsables d'une bonne partie des choses qui nous devons vivre, c'est à dire de ce que la vie nous a donné, mais nous sommes entièrement responsables de ce que nous faisons avec ce qui nous a été donné à vivre. Nous sommes responsables du regard que nous posons sur nous mêmes. Et la lecture nous aide à éclaircir ce regard, à nous expliquer ce que nous sommes et pourquoi nous le sommes.

Vous me direz, et ceux qui n'ont pas de livres? Ils sont dans une grande misère, c'est d'une grande pauvreté une vie sans lecture. C'est une belle fonction de citoyen, celle de passeur de livres, toujours chacun à sa manière comme dirait Tolstoï.

On peut aussi faire comme incitait Ray Bradbury dans Fahrenheit 451: les apprendre par cœur, au moins quelques parties.

 

J'ai essayé au lycée de faire apprendre des poèmes par cœur à mes élèves. Un jour un élève m'a demandé à quoi ça servait d'apprendre par cœur des poésies. Je n'ai pas trouvé de réponse plus sincère que celle d'Italo Calvino: «A faire plus courtes les nuits en prison.» Cela calme la douleur, cultive l'esperance Voilà mon vade-mecum.


LORSQUE L'ART RÉPARE LES BLESSURES DE L’ÂME

 

Par Béatrice Rodaro Vico

 

Souvent, dans ma pratique d'art thérapie ou dans ma pratique d'artiste tout court j'ai réfléchi à une

image littéraire d'une nouvelle où une femme s'assoit à coté de la fenêtre pour broder en fin d'après midi.

Dans la chambre il n'y a pas d'autre lumière que celle qui rentre par la fenêtre, et malgré la

présence de son enfant, la brodeuse poursuit son travail dans un état presque d'absence, comme si

son esprit était parti en voyage.

La narratrice est son enfant, cette fille qui est devenue adulte nous raconte ce qu'elle imagine que sa

mère découvre à travers son voyage illimité. Illimité car rien n'arrête l'avidité des yeux de l'âme. La

narratrice raconte la vie apparemment répétitive et sans grand intérêt de cette maîtresse de maison

sans autre habileté que celle qui se manifestait par ce que produisaient ses mains. Cette fille

observait sa mère bouger ses doigts, fascinée, car ce mouvement faisait apparaître des merveilles

sur le tissu, des merveilles dont personne ne savait où se trouvait le modèle original. " Combien de

fois " nous dira la narratrice " je me suis demandé, étant enfant, comment ma mère savait ce qu'il

fallait broder, si tout ce qu'elle faisait c'était regarder à travers la fenêtre. Je savais que là il y avait

des merveilles que n'arrivait pas à voir ". Après le crépuscule finissait et les ombres envahissaient

peu à peu la chambre et à ce moment là la mère se levait comme revenant de qui sait quel lointain

territoire et ordonnait : " Allons-ci, ma fille... allume, qu'il faut préparer le dîner " Et un sourire de

plénitude illuminait le visage de la brodeuse.

La narratrice, par ces chemins secrets qui prennent les décisions vitales, est devenue écrivain.

Quelle belle manière de transmettre à sa fille le plaisir de la création ! Merveilles qui sortaient des

doigts d'une femme, merveilles dont personne ne savait où se trouvait l'original !

Comme je disais plus haut cette nouvelle m'a toujours émue et m'a posé des questions. D'abord car

une fierté en tant que femme grandissait dans mon intérieur lorsque je pensais que l'apprentissage

de l'activité créatrice de cet écrivain (représentante d'une activité " noble " par excellence, comme la

littérature) s'était réalisée à travers d'une de ces activités appelées de manière un peu méprisante

" ouvrages de dames ". Mais l'autre chose qui m'intriguait énormément c'était de savoir ce qui s'était

passé pendant le " voyage " de la mère, quelle transformation intérieure faisait qu'elle revienne

calme et avec un sourire qui l'illuminait.

C'est ainsi que peu à peu mon moyen d'expression et mon support thérapeutique était devenu l'art

textile. C'est ainsi que j'ai commencé à écouter ces " femmes au foyer " qui apparemment n'avaient

rien d'intéressant à dire mais qui faisaient apparaître des merveilles en bougeant leurs doigts. Et j'ai

compris que c'était comme cela dans n'importe quel domaine : il suffisait d'écouter avec attention

pour découvrir des mondes inimaginables et inattendus.

Dans un groupe de mon atelier d'art textile ,venait une femme qui débutait la cinquantaine. Elle

travaillait dans un service de thérapie par le travail pour des accidentés de la route. Je vais l'appeler

Emilie.

Emilie manifestait un véritable plaisir dans la réalisation de ses ouvrages de patchwork, plaisir qui

se lisait dans son visage. Il était évident que cette activité lui convenait pour combler un besoin de

sa personnalité, mais elle ne parlait jamais de cela. Un jour en arrivant, Emilie est passé longtemps

devant le chevalet où nous avons l'habitude de mettre les travaux en cours pour pouvoir les observer

à la verticale. Sur le chevalet il y avait deux applications figuratives. L'une représentait un chat et

l'autre un oiseau.

Le chat était réalisé avec trois couches des tissus superposées qui imitaient les tâches ( comme

l'oiseau, d'ailleurs) mais les tissus étaient appliqués de manière de les uns se touchaient avec les

autres. Alors que l'oiseau avait était réalisé avec une technique plus proche de l'application " mola "

( les applications qui réalisent les Indiennes kunas de Panama) ce qui provoquait que le corps de

l'oiseau était traversait par des étroits couloirs qui faisaient apparaître le tissu de dessous.

Cette différence de technique provoquait que du point de vue de la perception, le chat était perçu

sans aucune difficulté comme une unité, alors que l'oiseau était formé par trois parties

indépendantes : 1) une partie qui formait le corps, la tête et la queue ; 2) une aile et 3) l'autre aile...

C'était uniquement la proximité de ces trois parties qui faisait qu'elles soient perçues comme une

unité.

Après un moment Emilie précisa que l'oiseau devait être très bien fait, et qu'il devait avoir beaucoup

de travail mais qu'elle ne l'aimait pas. Après elle précisa que ce qui la gênait c'était que l'oiseau était

en morceaux.

J'ai compris que pour elle les morceaux, surtout s'ils s'agissaient des morceaux d'un corps, même

d'un corps animal, devaient être très chargés "affectivement". Mais je n'ai rien dit. Après tout elle

commençait à découvrir que quelque chose était en train de se passer dans son intérieur avec cette

histoire d'assembler des morceaux séparés. Comme une révélation n'a jamais la même force que si

c'est le résultat de notre propre découverte, je me suis mise à attendre en confiant que Emilie ferait

le reste du chemin toute seule. L'unique chose que je lui ai dit c'était que si cela la gênait tellement

elle n'avait pas besoin d'utiliser cette technique, elle pouvait travailler avec la technique du chat.

Mais, puisque l'être humain possède ce magnifique courage qui lui incite à se risquer dans des

territoires incertains, Emilie au moment de réaliser son ouvrage choisit la technique ...de l'oiseau. Il

s'agissait d'une fleur avec un papillon et Emilie avait ce sourire joyeux que j'imagine devait avoir la

brodeuse de la nouvelle.

On n'a plus parlé de cet incident, mais quelques semaines plus tard, Emilie fit une réflexion en haute

voie : "Ce qui a de bon dans le patchwork c'est que grâce à lui je réussi à aller jusqu'au bout, que,

enfin je réussi à finir ce que je commence ". ( Je me permets de dire que s'il ne servait qu'à cela, il

serait déjà une chose utile pour la cohérence de la personnalité).

La réflexion de Emilie se situait à deux niveaux, et nous le savions. C'était vrai qu'elle finissait ses

ouvrages peut-être pour la première fois dans sa vie, mais c'était vrai aussi qu'elle avait conquis le

courage de sa recherche de soi. Même si parfois cela faisait mal.

Après cette réflexion, Emilie expliqua au groupe que jamais elle aurait imaginé que le fait d'unir des

morceaux pouvait lui procurer un tel plaisir. Surtout des morceaux de tissus qu'elle aurait jetés à la

poubelle.

" Parce que pour toi il doit être important de pouvoir rassembler des morceaux que tu croyais qu'ils

ne servaient plus à rien, n'est-ce pas ? " Je lui répondit. Emilie sourit, elle savait que j'avais compris,

et je suis presque sûre que le patchwork l'a aidé à faire mieux son travail avec les accidentés de la

route.

Depuis elle réalise des œuvres beaucoup plus inventives, pas toujours gais, mais toujours avec un

sens. Son entourage commence à découvrir l'artiste inconnue qui se cachait à l'intérieur d'Emilie.

Elle commence à exposer, ce qui est une manière de s'exposer. Elle est consciente qu'une partie

importante de son " voyage intérieur " se passe entre des petits bouts de tissus qui vont lui permettre

de construire une uvre. Elle a compris le processus de transformation qu'elle réalise dans ces

excursions dans les profondeurs de soi. Elle sait que le rouge de ses roses est parfois le rouge du

sang des blessés, mais aussi le rouge de sa passion encore si jeune de croire que la vie est une

éternelle métaphore. Son travail textile lui a permis d'avoir confiance en soi, d'oser choisir des

chemins dont le parcours est parfois difficile. Elle a appris à courir des risques ...contrôlés.

Si j'ai choisi de parler de l'expérience d'Emilie est parce qu'elle annonce dans ses réflexions au long

des réunions où elle explique les vertus du patchwork presque les principes fondamentaux de la

thérapie par l'art. C'est à dire former une unité nouvelle, agréable ou au moins avec des aspirations

esthétiques, à partir des parties de soi qui avant paraissaient des déchets. C'est à dire réorganiser de

manière enrichissante ce qui avant était presque considéré comme des ordures, et transformer ce

gaspillage de vie, d'énergie, en moteur, en engrais pour la construction du futur.

Pour pouvoir faire cela il faut " voyager " vers des territoires lointains, si lointains qu'ils se trouvent

dans les profondeurs de nous-mêmes.

Et une fois de plus, la création se révèle une question de courage.