Art entre la raison, anti-raison et la déraison


I

 A l'instar de la  querelle des Anciens et des Modernes à la fin du XVII° siècle, défendant les un la tradition et les autre s'intéressant qu'à  ce qui est la nouveauté, tout au long de l'histoire l'Art a migré entre un cadre codifié et la rupture de ce cadre.  Un va et vient entre la raison et le sentiment. Ces changements suivent des changements socio-politiques, des découvertes scientifiques et des développements techniques.

 

 Lorsque'on parle de la raison lié à  l'art il faut entendre - la logique.

Lógos — à la fois raison, langage et raisonnement ; en le rattachant   à ce que Xénocrate (4° siècle avant notre ère) définissait comme des règles formelles que doit respecter toute argumentation :  le sens des propositions harmonieuses et équilibrées, comme des propositions mathématiques. C'est à ce niveau que se situe la composition d'une oeuvre d'art. Elle est aussi un langage. 

L'homme observe le monde, l'analyse, fait des conclusions et a la capacité de percevoir l'ordre dans le fonctionnement du monde malgré une apparence extrêmement complexe et mouvante. Parallèlement l'homme est aussi un être d'affect ce qui va conditionner ses attitudes face au monde, sa pensée et   son comportement. Ses perceptions vont être teintées suivant ses sentiments, alors l’affect participe aussi dans l'élaboration et la contemplation de l'oeuvre d'art.

 

 Ainsi, une oeuvre d'art surgit lorsque ces deux facteurs sont en équilibre. Nietzsche dans "La naissance de la tragédie" souligne ces deux catégories esthétiques contraires, l'apollinien et dionysiaque et la nécessité d'un équilibre entre les deux dans les œuvres d'art.

Malheureusement à travers l'histoire les hommes ont très rarement atteint l'équilibre entre la raison et le sentiment. Les périodes avec des grandes œuvres  d'art sont rares dans l'histoire. Les expressions artistiques vont osciller entre la rigidité qu'impose la raison lorsqu'elle est le seul moyen et le dérèglement lorsque l’époque s’éloigne de la raison.  

L'opposition à la raison  prendra différentes formes et surtout dominera le doute sur la capacité de connaitre quelque chose à partir de la raison seul, considérant que sans l'expérience on ne peut rien connaitre. Ainsi l'empirisme  refusera  la connaissance à priori. L’influence de celui-ci sur l’esthétique sera considérable et perdure encore  aujourd’hui en influençant l’esthétique analytique  qui mettra en doute jusqu'à l'existence même du beau, donc de l'art.  

II

 La première réaction à des œuvres d'art strictement codifiées se produit en Egypte lors du règne d'Akhenaton (L'art amarnien, 1353–1336 avant notre ère). Le bouleversement religieux provoqué par Akhenaton qui impose comme Dieu le disque solaire, Aton, éclairant le pharaon seul et sa famille et à partir de lui  répondant sa lumière sur le reste des hommes,  influencera fortement les arts. A  la place d'un art très ordonné selon les règles strictes, l'art  amarnien est naturaliste où abondent des fleurs et des animaux. A la différence de l'art égyptien classique ou les personnages sont exécutés en fonction des proportions établies par un quadrillage calculé, et dans des échelles suivant l'importance des personnages, Akhenaton introduit des images proches de la réalité et des scènes intimistes dans lesquelles on  le voit entouré de sa famille. Les formes sont fluides et animées.

 

 La théorie de l'art ne suit pas encore ses innovations, elle viendra, bien sûr, par les Grecs et la philosophie. Particulièrement par le philosophe grec Longin (3° siècle). Longin va introduire dans son "Traité du Sublime" la notion d'illimité et de la démesure. Aux calculs des proportions idéales de la Grèce classique Longin oppose le sublime de la nature dans ses manifestations les plus extrêmes, comme la force des séismes. A la grandeur de l'homme dans la mesure et la perfection achevée et limitée,  il propose la puissance infinie de la nature et la communion de l'homme avec elle où se rejoint dans la démesure le subjectif de l'homme et l'objectif de la nature. On retrouve cette même image chez le stoïcien Epictète. 

C'est dans cette grandeur que s'inscrivent l'art et l'artiste. Longin se pose la question si la technè, apprentissage, est nécessaire et conclut que oui, effectivement, il est nécessaire d’apprendre, mais qu'il existe parallèlement  un don de la nature et c'est ce don de la nature qui va dicter des règles à l'art. Cette même position de Longin on la retrouve chez Kant dans sa définition du génie. « Le génie est le talent [don naturel] qui donne les règles à l'art. Puisque le talent, comme faculté productive innée de l'artiste, appartient lui-même à la nature, on pourrait s'exprimer ainsi : le génie est la disposition innée de l'esprit [ingenium] par laquelle la nature donne des règles à l'art. »

 

 Le plus haut niveau dans l’équilibre des formes régi par des règles provenant de la nature sera atteint à la Renaissance. Faisant retour  aux textes antiques la Renaissance  élabore une pensée qui exalte l'homme universel  à la recherche de la vérité. L'art s'appui sur la science et sur l’étude de la nature avec pour résultat  la domination des lignes horizontales et verticales, l'équilibre dans la composition, le traitement mathématique de l'espace.  Parallèlement ce dispositif strict est tempéré par la couleur finement travaillée, par la richesse des détails, par l'expression des personnages  et des scènes capables de provoquer des  émotions tout en raffinement et  sans violence. La narration  se situe dans des moments qui précédent un événement, dans le déroulement logique des préparatifs.

 

 L'art de la Renaissance sera submergé par le vertige baroque. Ce n'est plus le moment précédant un événement qui intéresse mais l’action elle même à son point culminant. A des expressions d'harmonie et de rationalité de la Renaissance  il oppose la passion exprimée par des couleurs vives et des forts contrastes de lumière  et d'ombre. A des compositions calmes, le baroque oppose des lignes mouvementées et  l'asymétrie pour accentuer le drame et susciter des émotions vives. Le baroque correspond à un moment de rupture accentuant l'instabilité de toutes choses.

 

 Pendant que le baroque domine encore, la réaction contre lui se fait sentir à travers le Classicisme, le mouvement culturel et artistique qui va se fonder sur la raison et la perfection. Nous sommes entre le XVII et le XVIII siècle. L'art classique fait le retour à l'ordre, recherche l'harmonie, revient à la symétrie. Le Classicisme, comme la Renaissance, s'appui aussi sur  l'art greco-romain.

L'art est enseigné dans des Académies suivant un programme très strict. On étudie, la figure humaine d’après le model vivant, la géométrie, la perspective, on privilégie le dessin à la couleur et on élabore des grandes toiles aux thèmes historiques. Les règles étant très strictes, quand à la composition et les sujets, progressivement l'art se fige et toute richesse qu'une certaine dose de spontanéité pourrait apporter disparaît.

 Les artistes commencent à s'opposer à l’Académie et un nouveau courant  dans les arts va voir jour - l'art romantique. Nous assistons à nouveau à une réaction du sentiment contre la raison. Un sentiment exacerbé, souvent mélancolique, se réfugiant dans le mystère ou l’évasion. Les artistes sont attirés par le fantastique et l'exotique. 

 

 C'est la fin du XIX siècle, un siècle de grands changements dans tous les domaines, des changements qui provoqueront une avalanche de mouvements artistiques souvent opposés les uns aux autres. Plus en avance dans le temps plus les mouvements sont nombreux sans réussir à trouver un équilibre entre la raison et le sentiment. La modernité oscille entre la raison et l'anti-raison. Dans la postmodernité une troisième forme apparaîtra - la déraison. Si l'art repose uniquement sur la raison l'oeuvre est rigide, sans vie. Si elle repose uniquement sur le sentiment sa qualité esthétique s'en ressente. Et lorsqu'il y a l’absence et de la raison et du sentiment l'art plonge dans la déraison.   

 

 Les débuts de la déraison dans l'art on peut les situer dans l’intérêt que certains historiens d'art et artistes porteront aux expressions des patients des hôpitaux psychiatriques. C'est aussi l’avènement de la psychanalyse qui va provoquer l’intérêt pour l'inconscient.

En 1922  Hans Prinzhorn, historien d'art allemand,  publie le livre  "Expressions de la Folie". Prinzhor étudie les expressions picturales des patines en considérant que c'est la partie saine de la psyché  qui s'exprime à travers des œuvres. Il collection ces œuvres et les fait connaitre.  Les artistes qui a cette période cherchent à innover s'emparent de l'art psychopathologique, Paul Klee, Max Ernst et Jean Dubuffet. Les travaux de Prinzhorn vont introduire un flou entre le normal et le pathologique.  En 1948 André Breton et Jean Dubuffet vont créer la Compagnie de l'Art Brut. Ce mouvement  va promouvoir un art spontané et sans la moindre élaboration intellectuelle.  Ajouté à ceci le  ready-made, la peinture gestuelle, les performances, l'idée que dans l'art tout est possible et  finalement tout est art est lancée.  L’esthétique analytique de la seconde moitié du XX siècle se chargera   de supprimer de l'art tout rapport à la raison et finira par nier la possibilité même de l'existence de l'art comme une manifestation humaine à part.  On affirme aussi que " l'art n'a pas besoin d'être beau pour exister et être reconnu comme tel". Seulement, dans l’esthétique analytique on confond le beau de l'art et le beau dans l'art.  Effectivement l'art n'a pas besoin d'être beau mais le beau est indispensable à l'art. C'est la confusion entre l'essence et l’apparence, mais bien sûr, l'esthétique analytique nie l'essence de l'art et  tout objet peu devenir art. Ainsi la déraison n'a pas de raison à ne pas s’exercer dans l'art. 

 

 Mais c'est par l'art que l'artiste extrait l'ordre du monde de la multitude apparente  d’éléments et formes enchevêtrées. Il le restitue dans l'oeuvre et c'est n'est qu'à travers la composante esthétique de celle-ci que le spectateur peut participer à l'équilibre qui s'en dégage, c'est à dire à travers   la composante rationnelle de l'oeuvre. 

A l'art contemporain il ne lui reste que la transgression qui  aussi devient banale et pour pouvoir encore attirer l'attention les plus récentes formes, comme le bio art plongent totalement dans la déraison. 

En 1969 déja, Michel Journiac donne la recette lors d'une exposition à Paris ( art corporel),  pour sa performance avec les boudins faits avec son propre sang qu'il reparti au public.

"Faire fondre le gras haché, ajouter les oignons et les faire cuire un quart d’heure à feu très doux, y mélanger le gras coupé en dés et laisser cuire sept à huit minutes. Retirer la casserole du feu et mêler peu à peu le sang humain à la graisse..." La critique va applaudir la performance de l'artiste qui fait la critique de la société par son sang même.  Le politique pointe visiblement le bout du nez. Ces performances pour se donner une certaine crédibilité  sont toujours accompagnées de discours, et le plus souvent sous forme de revendication politique.  Elles essayent de tirer de là une certaine légitimité.

 

 Avec le fulgurant développement des communications et la mondialisation ce qui a été l'art purement occidental va s’étendre partout.  la Chine ou le Japon qui gardaient pendant longtemps la même approche de l'art ont  subi l'influence de l'art contemporain occidental. L'Afrique aussi, mais le passage de l'art traditionnel africain à l'art contemporain   se fait d'une façon plus directe car, depuis les premiers mouvements novateurs  l'influence s'était faite dans l'autre sens.

L'artiste russe Piotor Pavlenski se fait coudre la bouche.

En 2003 Zhu Yu, artiste chinois, lors d'une performance  mange un bébé mort-né et se présente comme le premier artiste cannibale.  

 

III

Si nous observons ces incessants va et vient de l'esprit humain entre  la raison et l’opposition à la raison nous verrons qu'ils ne se manifeste pas toujours sous la même forme et qu'on peu déceler  à chaque nouvelle attaque contre la raison une augmentation en degré. Dans ce "jeu" binaire la raison, bien sûr, ne change pas, toujours stable, identique a elle même, mais l'opposition a la raison prend des formes de plus en plus radicales.

 

 Lorsque Akhenaton introduit le changement au niveau de l'art les formes s'assouplissent, la nature est plus présente mais le fond ne change pas, le même ordre est respecté, les figures se détachent sur le même plan, le pharaon est toujours à la même place. 

 Lorsque Longin introduit l'idée de sublime il ne détruit pas l'idée du beau, il  le déplace seulement pour l'exalter en l'unissant avec la nature. 

 

 Plus tard, le Baroque introduira tout un monde imaginaire, rompant avec  l'ordre et l’équilibre de la Renaissance. L’imaginaire est un écart par rapport à la réalité mais il suit encore un procédé ordonné semblable à celle-ci. L’imaginaire maintient encore un souci de l'exactitude dans ces propos. 

Le Romantisme, en s'opposant au Classicisme et son fondement sur la raison plongera dans l'illusoire. Lorsque l'imaginaire s'appu encore sur les formes de la réalité, l’illusoire  se caractérise par l’imprécision. Il ne définit jamais rien et déni tout objet précis. L'illusion est toujours dans le vague.

C'est par ce biais que le Romantisme finira par ouvrir le chemin à l’aléatoire et par la suite à la déraison à travers le ready-made  et l'art brut, qui caractérise les dernières expressions d'art contemporain comme le Bio art. 

 Ce progressif dérèglement à travers histoire peut sembler surprenant. Mais il faut l'analyser en tenant compte du temps. Ce qui pourrait nous sembler un temps très long, depuis l'art de la Grèce classique, n'est qu'un temps très court par rapport à l’histoire de l'homme. Il y a eu une tentative en se tournant vers la Grèce classique de retrouver la plénitude de l'art dans l’équilibre de la raison et du sentiment, pendant la Renaissance, où les artistes atteignait un très haut niveau de qualité.

Le reste de temps  les cadrages ont été incessants par la raison ou les impulsions, mais malgré cela à toutes les époques surgissaient quelques œuvres  qui atteignaient la perfection dans un parfait équilibre et harmonie.  Le taureau d'Altamira, le scribe d'ancien Égypte, les mosaïques de Ravenne, les Meninas de Velázquez ...

 

 Paradoxalement, plus la science se développe plus l'art plonge dans la déraison.  L’équilibre entre la raison et le sentiment est actuellement rompu à nouveau et nous sommes au point ou effectivement nous pouvons déplorer la mort de l'art. La mort de l'art est dangereuse. Si l'art meure nous plongeons dans la déraison. Mais comme le Monde et l'ouverture à la vie la résilience est toujours possible.